Libération (16/08/04)

 

Le projet de rénovation du quartier, lieu de mélanges, doit être pensé pour les Parisiens et non pour les touristes. Préservons le lien social des Halles

Par Pap NDIAYE, historien, maître de conférences à l'EHESS.
    
Si les projets pour les Halles mobilisent tant la population, c'est que chacun comprend que ce n'est pas seulement la rénovation d'un quartier parmi d'autres qui est en jeu (à ce titre, les Halles ne sont pas prioritaires), mais la forme de la ville. Par là, je veux dire la forme sociale de Paris, c'est-à-dire la nature des relations entre ses quartiers, intra ou extra-muros. En dépit de dysfonctionnements plus ou moins avérés, les Halles, porte d'entrée et de sortie privilégiée de Paris, constituent un lieu de résistance aux phénomènes d'enclavement des territoires urbains et de leurs populations. Le quartier lui-même est encore un quartier ouvert, passant, métissé, accessible à tous, un peu foutraque, mais d'une mixité sociale et fonctionnelle qui résiste heureusement aux tentatives convenues de centre-ville homogène, ripoliné, aseptisé.

La mixité sociale des Halles mérite d'être préservée parce qu'elle est essentielle à la continuité territoriale de l'agglomération parisienne, parce qu'elle contribue à faire de Paris autre chose qu'un assemblage de quartiers étanches les uns aux autres, repliés sur leur tranquillité ou leur décrépitude. La grande ville n'est pas un décor, une toile de fond aux rapports sociaux. Mais ce sont ceux-ci, dans leur hétérogénéité, qui fabriquent la ville. Rénover les Halles est certes devenu nécessaire, mais si cela doit s'accompagner, dans le même mouvement, d'une transformation radicale de leur composition sociale, l'opération  architecturale serait nuisible à la ville tout entière. Il vaudrait alors mieux, à tout prendre, laisser les choses en l'état.

Cela, Marc Augé, dans Libération du 7 juillet, le dit justement, lorsqu'il écrit que «la ville met en contact», qu'«elle rend les rencontres possibles, ou, à tout le moins, imaginables». En revanche, sa préférence pour Rem Koolhaas laisse perplexe, dans la mesure où le projet de celui-ci relève d'une architecture spectaculaire, point de passage obligé de la ronde mondiale du tourisme, qui ne tient pas suffisamment compte des usages actuels. Il n'est peut-être pas de critique plus acerbe au projet de
Koolhaas que... Augé lui-même, lui qui décrit plaisamment, dans l'Impossible voyage (1), un Paris cauchemar en 2040, pensé pour les touristes, aux façades impeccables mais sans vie, une ville disneylandisée en une série de parcs thématiques.

Une des raisons pour lesquelles le projet de David Mangin a la préférence de tant de monde, et pas seulement des riverains, c'est qu'il pense la rénovation des Halles en liaison avec la ville dans son ensemble, plutôt que comme un événement architectural autonome, monumental ou ludique. Les propositions de Mangin répondent précisément aux dysfonctionnements actuels du quartier, en rétablissant des continuités urbaines aujourd'hui compromises par les entrées et sorties de tunnels, en rendant le forum et la gare RER plus ouverts, plus lisibles, plus agréables, en créant un jardin de quatre hectares ouvert à tous et d'usages variés.

Le projet de Mangin ne vise pas à esbaudir les badauds, mais à remédier, avec une modestie qui n'exclut pas l'audace, aux problèmes rencontrés par les usagers du quartier. La «nouvelle modernité» dont parle Marc Augé est, à mon sens, davantage celle qui consiste à inscrire les transformations architecturales dans l'histoire de leurs lieux plutôt que de faire rupture
pour «entraîner dans l'histoire planétaire». Paris est déjà présent sur la carte imaginaire du monde et n'a pas besoin de nouveaux monuments pour attirer les touristes. Les Halles ont moins besoin d'un projet dans l'air du temps que d'un projet en phase avec la forme de la ville.

(1) Chez Rivages Poche.