Le Figaro (05/08/04)

URBANISME Le choix de l'équipe lauréate pour le projet de réaménagement de ce quartier de Paris devrait intervenir avant la fin de l'année

Les Halles : la parole aux architectes


Dossier réalisé par Marie-Douce Albert

Le maire de Paris, Bertrand Delanoë, aime à dire que débattre du réaménagement des Halles «est difficile mais c'est pour ça que c'est passionnant». Il est en effet assez palpitant de rêver à l'avenir d'un site célèbre de Paris, de se pencher sur les maquettes des quatre équipes qui ont planché sur le sujet et de les examiner en détail. D'ailleurs, l'Hôtel de Ville peut bien se réjouir de l'engouement actuel. Depuis que les projets ont été dévoilés, en avril, quelque 100 000 personnes se sont pressées à l'exposition installée au Forum des Halles. Et chacun y va de son petit commentaire, choisit son favori ou exprime au contraire sa désapprobation.

 

Ainsi, Rem Koolhaas, Jean Nouvel, Winy Maas et David Mangin ont récolté leur lot de louanges autant que de critiques. Aujourd'hui, occasion leur est donnée de mieux faire comprendre leurs visions, toutes très différentes.

 

Toutefois, ce succès populaire autant que médiatique peut compliquer la donne. La concertation, si vaste soit-elle, n'est qu'un des éléments qui permettra à la commission d'appel d'offres de faire son choix mais elle crée sans doute une attente forte. Or la procédure retenue, celle du marché de définition, consiste essentiellement à demander aux concurrents d'exprimer une philosophie.

 

Cette démarche pourrait amener à désigner avant tout une équipe. On lui demanderait ensuite de mener à bien un projet différent de ce qu'elle présente aujourd'hui. «Ce qui est gênant, étant donné la publicité actuelle, estime un des candidats. Car les gens ont rêvé sur des images.» À la mairie, on ne manque en tout cas jamais une occasion de rappeler que l'on ne bâtira pas aux Halles la copie conforme d'une des propositions.

 

Apparemment éprise de prudence, la municipalité a préféré reculer l'échéance. Initialement, le choix du projet lauréat devait se faire en juin mais la Ville a préféré demander de nouvelles précisions aux concurrents qui devaient recevoir une série de questions. Pendant ce temps l'exposition du Forum des Halles reste ouverte au moins jusqu'à la fin août ou au début septembre.

 

Et tandis que certains élus du Conseil de Paris estiment que l'on n'est pas pressé et que d'autres pensent même que mieux vaut ne pas choisir du tout entre les quatre projets, l'exécutif municipal assure qu'il faut, à un moment, décider. Et ce temps, jure-t-on, viendra en 2004.

 

*    L'exposition se tient à la Grande Galerie du Forum des Halles (ancienne Maison des associations jusqu'au 5 septembre). Les projets sont aussi présentés dans les mairies d'arrondissement jusqu'au 15 septembre. Internet : projetleshalles.com Vient de paraître un ouvrage décryptant la situation actuelle du site, le cahier des charges et les différents projets avec une profusion de plans, d'esquisses et de photos.

Paris-Les Halles, Éditions du Moniteur et AMC. Prix : 29 €.
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Jean Nouvel, le projet «flexible»

De la proposition de l'Atelier Jean Nouvel, le public garde l'image d'un foisonnement. Une profusion de bâtiments, d'équipements et surtout de verdure, avec des jardins qui prospèrent du sol jusqu'aux toits. Le projet dialoguerait à la fois avec les alentours et avec le sous-sol, notamment grâce à un nouveau carreau des Halles qui ferait office de vaste porte d'entrée. La maquette a l'heur de plaire aux commerçants du Forum tandis que certains imaginent Jean Nouvel en chef d'orchestre idéal du renouveau des Halles. Pour autant, on condamne parfois sa façon de densifier le site. Et on soupçonne que son séduisant jardin suspendu ne pourrait être accessible qu'en payant.

 

«J'adore être «M. Plus». Le rôle d'un architecte est d'être le plus généreux possible. J'ai donc intégré le maximum de données du cahier des charges. Mais cela ne veut pas dire que je construis plus que les autres. L'ambiguïté est que tout ce que j'ai fait, ce sont des scénarios flexibles. Ce n'est pas parce qu'ils sont bien dessinés que tout cela est définitif. Cela est un rendu d'étude de définition, ce qui est différent d'un projet. Il s'agit d'une stratégie spatiale qui répond à un programme flou. J'ai donc décidé de partir de la position la plus contraignante, celle qui obligerait à construire éventuellement le plus possible. Mais on peut y ôter des choses, alléger sans changer le sens du dispositif général. Les données finales seront programmatiques, économiques et politiques mais, aujourd'hui, on ne les connaît pas. Par conséquent, je ne sais absolument pas combien de mètres carrés il faudra construire au final.

 

Toujours est-il qu'on ne peut pas répondre à l'ensemble des questions sans intégrer une certaine forme de complexité. Il faut éviter d'opérer simplement par collage. Je suis un contextuel : je sais où je suis et mon projet est parisien, taillé sur mesure pour le site.

 

D'ailleurs, toute la question actuelle oppose la proposition d'architectures autonomes parachutées à la proposition de ceux qui prennent la mesure de celles qui les précèdent. J'appartiens à la deuxième catégorie, ceux qui sont contre les objets célibataires. On peut très bien valoriser ce qui est autour sans faire du néo...

 

Quant à cette question de l'accès aux jardins suspendus, il y a eu de la calomnie. On a essayé de faire croire que les visiteurs devraient payer. J'ai même entendu que ce serait «un jardin de la France d'en haut». C'est hallucinant. Rien ne permet d'accréditer que ce sera payant. Même si la piscine publique, prévue elle aussi sur les toits, le sera démocratiquement, comme tout équipement municipal.

 

Enfin, la création d'une place publique concrète, d'une halle aussi grande que la place des Vosges permet d'intégrer naturellement le Forum à la ville. Ces nouveaux travaux doivent permettre de résoudre les principaux dysfonctionnements et de ressusciter le génie du lieu.»

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Winy Maas, le projet «évolutif»
De la couleur et surtout de la surprise : l'équipe hollandaise MVRDV a envisagé de couvrir le Forum avec un gigantesque vitrail. Sous ce plancher multicolore, un niveau de rez-de-chaussée permettrait de reloger les activités des pavillons Willerval tandis que les niveaux inférieurs seraient baignés d'une nouvelle lumière. Ce projet à sensations souffre d'une certaine incompréhension. Au pire, on le trouve extravagant, au mieux difficile à mettre en oeuvre.

«Comparer ce projet à un gadget ou estimer qu'il est inabouti relève d'une critique très superficielle. Il y a une tendance dans cette compétition à juger uniquement sur l'apparence. Peut-être regarde-t-on seulement les maquettes. Et les documents, présentés à l'exposition, s'adressaient plus à des professionnels qu'au public. Ils ne sont peut-être pas faciles à comprendre.

 

Il faut aller plus profondément dans la discussion et ne pas perdre de vue peut-être le plus important, c'est-à-dire le sous-sol. C'est sans doute ici l'espace le plus dense au monde, avec une gare utilisée par des millions de personnes, un vaste centre commercial et nous devions regarder comment le rendre convenable, bien sûr. L'ouverture sur les espaces souterrains permettra de répondre aux problèmes de claustrophobie ou encore de sécurité. Le projet propose à la fois une grande fenêtre sur le dessous et un grand vide urbain avec un potentiel espace de nature.

 

Le désir de jardin est clair mais j'estime qu'on ne peut pas tout couvrir. Dérouler une vaste pelouse ferait un «cimetière» car elle couvrirait tout ce monde souterrain. Je pense au contraire qu'il faut réfléchir à une composition de couvert et de non-couvert, une combinaison poétique de verre et de vert. Mais il s'agit plus d'une scénographie pour un dialogue que d'une proposition fixe.

 

Ce projet est tout à fait réalisable, en terme de sécurité incendie, d'étanchéité ou de prévention des glissades. Il existe déjà différents espaces en verre, certes plus petits, à New York, Maastricht ou Rotterdam. Les panneaux de verre sont faciles d'entretien et plus ou moins garantis vingt ans. En fait, ils ont à peu près la même durée de vie que les commerces ou les équipements qui seront dessous. Ce «dancefloor» se transformera donc en même temps que le sous-sol. De toute façon, tout ce projet est évolutif.

 

Nous proposons de créer aujourd'hui un grand espace vide, sans objets, sans pavillons commerciaux, sans Kentucky Fried Chicken. Un vrai grand jardin, si nécessaire dans une ville dense. Cela peut être un socle pour autre chose. Pour l'heure, Paris est peut-être un peu «gâté», il a tant. Mais les générations suivantes auront besoin d'autres choses, encore inconnues. Quand l'économie ira mieux, il y aura donc là de la place, illuminée par en dessous. On peut éventuellement imaginer une grande gare centrale, où les lignes de TGV seront connectées. Ce Vitrail sera capable d'adopter et d'absorber les désirs. C'est un projet pour le futur.»

 

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David Mangin, le projet «civique»

L'équipe constituée autour de Seura-David Mangin a opté pour le raccommodage urbain. Obstacle aujourd'hui, les Halles deviendraient à nouveau franchissables du nord au sud et surtout d'est en ouest grâce à la création d'une large «rambla» dans 5,5 hectares de jardin de plain-pied. La promenade se poursuivrait à couvert, sous un immense passage public abrité par un grand toit carré, sorte de damier géant alternant cuivre patiné et lumière. Ce carreau nouvelle version devrait par ailleurs accueillir divers équipements et commerces. Ce projet plutôt sobre, tranquille, a notamment la faveur d'associations de riverains et des commerçants du Forum des Halles. Mais ses adversaires lui reprochent son classicisme «pépère», son manque d'ambition.

«Je me méfie de la mode. Et le fait d'avoir à refaire les Halles seulement trente ans après leur achèvement me conforte dans cette idée. Je suis plutôt pour faire des choses douées d'une certaine intemporalité. Aujourd'hui la question fondamentale est de savoir quelle analyse on doit faire du centre de Paris. Je crois qu'il ne doit pas être hypertrophié. Car de tels hypercentres, entièrement tournés vers l'événementiel, finissent tous par se ressembler. Sur de tels sites, on doit se préoccuper davantage de mixité, or souvent on ne parvient pas à la maintenir. Par exemple quand les centres villes deviennent du tout-shopping, leurs habitants deviennent des gêneurs. Notre projet se veut civique, capable de faire cohabiter tout le monde, des résidents, des touristes, des gens qui viennent travailler. Par ailleurs, les Halles doivent être conçus comme une pièce et non pas comme la pièce unique du puzzle parisien. Notre projet consiste en une intégration du site dans la ville, en permettant de rétablir les continuités entre le Palais-Royal et la place des Vosges, les boulevards et la Seine.

Le plus architectural, c'est ce grand toit pour tous. Il forme une cinquième façade sur laquelle les riverains auront vue et à travers laquelle le public du passage couvert pourra regarder. Il est vaste mais pas haut, il ne monte qu'à neuf mètres : il est plus bas que les actuels pavillons Willerval, plus bas qu'un arbre. Ce qui nous a fait dire que c'était «un toit dans un jardin». C'est aussi un toit intelligent. Il rendra le passage très lumineux. Nous l'avons souhaité pérenne, en l'imaginant en ductal, un matériau composite très solide, en cuivre patiné et en verre. Ici, je ne vois pas l'intérêt de faire un monument pour un monument, en revanche, ce bâtiment fera événement la nuit grâce à des jeux de lumières qui le transformeront en un damier aléatoire. C'est une façon très contemporaine de penser la ville et l'architecture à partir des flux et de la lumière.»
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Rem Koolhaas, le projet «délicat»
L'équipe néerlandaise de Oma-Rem Koolhaas aura sans doute livré aux yeux du public la maquette la plus spectaculaire. Sur le site se dresserait une vingtaine de totems, des tourelles de verre aux tons acidulés abritant notamment des accès au sous-sol. Avec ces portes d'entrée étonnantes et une galerie à ciel ouvert menant à la salle d'échanges RATP, la proposition affirme sa volonté de réconcilier la surface et le souterrain. Ce projet semble un des favoris et a reçu le soutien de critiques, de quelques riverains mais encore des élus communistes de Paris. À l'inverse, il peut effaroucher. Le principe même des tours, mais aussi leur densité, est susceptible de rebuter tandis que certains ont parfois du mal à comprendre ce à quoi pourrait ressembler le jardin.

 

«Je ne pense pas que les tours fassent peur. Et puis ce ne sont pas ici de vraies tours, plutôt des tours miniatures. Elles seront de typologies différentes, abritant des entrées, des éléments publics, des serres ou des vitrines et leur taille comme leur nombre peuvent varier. Car il faut bien voir que nous avons un programme complètement flou et toutes les propositions sont susceptibles d'être fortement modifiées. Notre projet se présente donc comme un jeu d'échecs : on peut imaginer toute une série de mouvements de ses pièces.

 

Mais le plus important dans notre proposition est la mise en relation des éléments nouveaux avec l'existant. Nous ne voulions pas faire un projet violent pour le centre de Paris, mais au contraire montrer une certaine compréhension pour ce site. Nous avons voulu trouver ce qui n'y existait pas, un certain nombre de choses qui sont encore absentes du paysage parisien.

 

Aujourd'hui, on peut observer dans cette ville de l'orthogonalité, des enclaves, un côté formel. Nous voulons y ajouter de l'aléatoire, ou encore une interpénétration entre le bâti et le végétal. Car tout le terrain accueillera un jardin. Pas un seul ou un grand espace vert, mais un dessin basé sur des cercles, ce qui est un motif très rare dans cette capitale où tout est droit. Cette forme sera partout et à différentes échelles et proposera toutes sortes de jardins, du parterre à l'espace à thème. En fait le jardin vient en premier et le bâti y est intégré.

 

En définitive, nous n'avons pas fait ce qu'on appelle un «grand projet». Au contraire, j'estime que nous avons fait un projet délicat, dans le sens de précis. Nous voulons tester en toute intelligence une cohabitation entre le Paris actuel et la modernité. Je n'y vois pas de contradiction. Il est temps que cette ville s'ouvre à cette autre modernité qui n'est ni dure ni pure mais plus informelle et ludique. Nous verrons si les Parisiens sont prêts pour ça.»