L’Humanité (14/12/04)

 

Journal l'Humanité
Rubrique Tribune libre
Article paru dans l'édition du 14 décembre 2004.
tribune libre
Le quartier des Halles, Paris, 2004


Par Jean Aubert,

architecte et professeur honoraire à l’École d’architecture de Paris La Villette.

Quand le Théâtre libre de Rome joua, avec Dario Fo, l’Orlando furioso de l’Arioste dans un des pavillons des Halles, en 1969, alors que l’ensemble des pavillons de Baltard était encore en place, et que les spectateurs éparpillés, debout sous l’un de ces parapluies de fonte, étaient irrésistiblement entraînés par la danse des acteurs chantant et déclamant, nous n’étions pas loin du « théâtre total », ce théâtre mythique qui ne distingue plus les actants des regardants. La gestuelle des comédiens bousculait la passivité des spectateurs, ceux-ci étaient ravis de se laisser dérober au réel, portés par la beauté des femmes et la pugnacité des hommes, que l’on pouvait presque toucher comme dans les mystères liés au culte de Démèter, à Éleusis. Nous frôlions la vraie définition de ce qu’aurait pu devenir la place des Halles. D’autres activités donnaient vie continuellement à ces pavillons comme autant de scènes du théâtre du monde : expositions, performances, installations, cinémas, concerts ; le spectacle festif avoisinait sa mise au pilori.

Il ne s’agissait pas de la conservation ou de la destruction des pavillons, il s’agissait de l’esprit d’un lieu, cette place de Paris qui avait perdu la destination qu’elle avait depuis le XIIe siècle : être un ventre, le ventre.

À l’échelle de l’histoire, une seule question se posait : recréer un lieu qui ait autant d’estomac que le marché couvert perdu ; tout simplement, si l’on peut dire, réinventer le sens de cette place de Paris. La question se pose toujours dans les mêmes termes. Mais, comme chacun sait, il s’est passé trente-neuf années de démolitions, de trou des halles, de concours et projets multiples, d’actions politiques pour aboutir à ce que nous avons maintenant.

Ce qui s’est passé depuis trois ans peut se résumer en quelques lignes : la gauche arrive à la Mairie en 2001. En 2002 la Ville de Paris mandate la SEM Paris-Centre pour organiser un marché d’étude de définition dans le but de réaménager les Halles. Les quatre concurrents (AJN, Jean Nouvel, France ; l’agence MVRDV, Winy Maas, Pays-Bas ; l’agence OMA, Rem Koolhaas, Pays-Bas ; l’agence Seura, David Mangin, France) présentent non pas des esquisses pour dégager un vrai programme, comme le laisse supposer la procédure de l’étude de définition, mais, et c’est toujours la même chose, des projets parfaitement définis et finis sur quatre programmes et donc quatre budgets totalement différents. Et l’on vit apparaître, sous les projecteurs du Forum des images, quatre maquettes scintillantes appuyées par des panneaux de dessins impeccables et des notes descriptives précises (sauf quant aux coûts). Nous autres, les architectes, nous agissons toujours ainsi, sinon nous serions quelque chose comme des urbanocrates !

Apparemment le maître d’ouvrage n’a donné ni étude d’opportunité, ni diagnostics techniques, ni études de marché, ni enquêtes sociales, ni programme, ni enveloppe financière, et au final arrivent quatre quartiers des Halles aux antipodes les uns des autres, fournis clés en main. La municipalité, qui a reculé déjà trois fois sa prise de décision, est-elle tombée dans le piège d’un jugement impossible pour avoir laissé les équipes s’exprimer, la bride sur le cou, sans contraintes et sans programme ?

Rien n’est moins sûr. Au moins cette étude de définition, certes dévoyée, propose-t-elle quatre « esprits » de refondation totalement divergents, et, si l’on en croit les polémiques en ville et dans la presse, c’est même très bien. La réalisation est une autre affaire.

La question n’est pas de savoir s’il faut maintenant construire un palais commercial avec son parc (excellent pour valoriser la cote immobilière du quartier), ou un flipper coloré, ludique et échangiste en diable. La question est : qui nous rendra ce que nous avons perdu, c’est-à-dire une belle disposition rigoureuse et partiellement fonctionnelle, qui ne sacrifie rien à la vogue écologico-spéculatrice du « vert » mais entre les mailles de laquelle pourrait filtrer subrepticement l’attirance de l’interdit et de la transgression non avouée. La place de la Seigneurie, à Florence, savait à la fois imposer le silence à la multitude et la gratifier de la présence vivante et commerçante de ses marchés temporaires.

On aura compris que le véritable enjeu n’est pas entièrement exprimable de façon politiquement convenable. Il est possible que l’équipe municipale ait fait sienne une part de cette bénéfique hypocrisie : c’est le crédit que l’on devrait lui accorder en regard du non-programme qu’elle a produit.

Deux propositions

1. La première serait plus minimaliste que tout ce qui a été présenté. On ne touche pas au jardin, dont la petitesse étriquée est presque devenue touchante et sympathique. Le centre de Paris est vraiment une merde, on peut toujours promener ses enfants dans ce golf miniature, ou faire trempette à son chien dans une de ces mini-cascades ratées. Donc on laisse le jardin dans sa tranquille banalité de square de sous-préfecture et on s’attaque au RER. Ce n’est pas une petite affaire de transformer un terrier à voyageurs en une gare, avec sortie de la salle d’échanges à l’air libre, nef spacieuse pour la plus grande entrée de Paris, et grand avantage pour la sécurité en cas de problème. R. Koolhaas y a pensé, un peu. Une sorte de revanche de la banlieue ou, si vous préférez, un autre métro de Moscou, sans le réalisme socialiste. Une belle leçon internationale d’édilité et d’architecture. Le phasage des travaux sera plus que délicat.

2. La deuxième serait plus « geste urbain » que ce qui nous est proposé : retraiter évidemment la gare et oser le vide en surface. Ici, au lieu des plates-bandes contournées et des pergolas vieillottes, nous imaginons une place. D’elle surgirait un vis-à-vis monumental, symbolique et durable (d’une emprise au sol limitée), face à Saint-Eustache et à la Bourse de commerce. De la belle colonne astronomique aux arêtes de cannelures perlées partirait une vaste étendue de sol glabre, scandé, décoré ou quadrillé, démarqué de la ville par quelques alignements réguliers d’arbres rythmant sa longueur, sans exclure les fontaines et les carrés d’herbe ou d’herbacées nécessaires.

Cette place s’ornerait des dispositifs d’ancrage pour les complexes architecturaux démontables abritant les innombrables manifestations temporaires que ne peut accueillir nulle part cette ville pleine à craquer, réservant ses mètres carrés à des activités directement rentables, comme partout dans le monde urbain. Marquer la place par une sorte de beffroi hors du temps et inviter à tous les possibles de la culture, de la fête et des rituels urbains. Une « entrance-sortance » convenable vers les attirantes cavernes commerçantes serait de la plus pure évidence, même si elle était quelque peu impressionnante.

Pour résumer en une formule : une grand-place constamment évoluante et une vraie gare RER qui prolongerait Paris jusqu’à la Courneuve, Melun-Senart, Toussus-le-Noble, Argenteuil, etc., et damerait le pion à notre « intra-muros » aussi conservateur que dépassé.