L’humanité (07/12/04)

 

Tribune libre

Des associations au secours des Halles
par Jean Schielen, sociologue.

On décrie les associations de quartier qui s'emparent des projets qui les
concernent pour protéger leurs intérêts personnels. C'est un fait qu'il est
à la mode de dénoncer. Pourtant, l'opposition - très républicaine mais sans
doute aussi un peu trop manichéenne - entre intérêt public et intérêts
privés est dépassée pour analyser ce type de phénomènes. N'importe qui
serait bien en mal de définir la nature de l'intérêt privé d'une association
regroupant quelques centaines ou milliers de personnes et qui est associée à
une procédure publique de concertation dans un cadre tout à fait légal.

Le politique aime à dénigrer leurs actions quand elles le contrarient, mais
il est fort heureux de les rencontrer lorsqu'il n'est pas capable
d'accomplir seul sa mission de service public, en particulier dans les
domaines de la santé (sida, handicaps) ou environnementaux (pensons
simplement au cas de Chamonix, ou à celui des marées noires). Rares sont les
grands scandales qui n'ont pas été d'abord mis au jour par une
association...

Dans l'affaire du moment, la rénovation des Halles, il y a plusieurs
associations en présence : celles constituées pour crier et se protéger, et
celles, plus solides, dont l'action a été précieuse même s'il n'est pas
politiquement très correct de l'affirmer. La plus active a fait prévaloir la
rénovation du site contre les plus conservateurs partisans d'un « ne rien
faire » malgré les problèmes de sécurité. Elle a exigé que soient pris en
compte les intérêts non pas des riverains mais des usagers (passants,
commerçants, salariés, touristes, etc.), contre une vision « carte postale »
promue par quelques chantres de l'autoritarisme de l'homme d'art. Peut-on
alors l'accuser de défendre des intérêts privés ?

Le débat ainsi présenté est sans fin, sauf si on repose la question
principale : à quoi sert une ville ? À vivre ou à donner un peu d'espace
visuel aux touristes ?

Il est nécessaire de défendre d'abord les usages, l'habitat, la mixité,
garants de la pérennité de nos villes. Force est de constater que
l'association Accomplir, comme d'autres témoins des Halles menacés par la
muséification et la mortification du centre-ville, l'ont compris. En cela,
ils ne défendent rien de moins que notre intérêt à tous.

Que certaines associations agissent différemment est un fait, mais on ne
peut condamner à tout va la concertation publique pour mettre fin aux
décisions mégalomaniaques qui réduisent parfois en cendres un lieu de vie.
Tous les projets, tous les sites ne sont pas comparables. Les Halles sont un
centre-ville, sur sept étages, et on ne peut rester indifférent à ce fait.

En substance, David Mangin ne propose pas un « projet de riverains », comme
on aimerait le faire croire, mais le seul projet urbain qui s'appuie sur une
vision de Paris à long terme. Contre Koolhaas, qui « se fout du contexte »,
il est le seul à s'être battu pour conserver un espace vide de toute
spéculation immobilière. Dans les rendus publics, il a bien été rappelé à
maintes reprises qui avait le plus limité l'extension du centre commercial
au profit d'autres usages. Que les commerçants le soutiennent n'a rien de
paradoxal, ils ont aussi compris que la transformation du quartier en une
autre rue de Rivoli n'avait aucun intérêt.

En quoi défendre l'espace public aux Halles peut-il être rapporté à des
intérêts privés ? À l'inverse, doit-on toujours considérer que le personnel
politique est garant de l'intérêt public, en particulier dans des domaines
aussi sensibles que le BTP ? Les lobbys économiques sont-ils factices ? N'y
a-t-il jamais eu de scandales dans ce secteur ? Si les citoyens se
regroupent en associations c'est sûrement aussi pour défendre des intérêts
qui ne sont pas toujours antinomiques avec l'intérêt général. Le politique
est contraint à bien plus de vigilance dans ce cas de figure.

Aux Halles, c'est grâce à cette association que le jardin de plain-pied sera
conservé (quelle que soit sa forme finale) au lieu d'une piscine à 27 mètres
de hauteur, ou de 21 tours sur une dalle de béton. Est-ce si scandaleux ? Ce
qu'on ne veut pas dire, surtout, c'est que les associations soutiennent le
projet qui a proposé le plus ambitieux aménagement de la gare de RER, où
transitent quotidiennement 800 000 personnes, alors que certains architectes
s'étaient contentés d'un toilettage et d'un édifice phare pour la porte de
sortie... Cela en valait-il la peine ?

Je partage les interrogations communes sur le rôle des associations, mais il
ne faudrait pas réduire cet enjeu à un « pour ou contre » stérile. Si elles
existent, c'est que le politique s'appuie directement sur elles pour asseoir
sa crédibilité et pallier ses propres dysfonctionnements. C'est une
évolution de la démocratie, à prendre au sérieux. Quand on voit la façon
dont la SEM mène l'affaire des Halles, on ne peut que se féliciter de voir
qu'elle est sous surveillance.

Delanoë n'aurait pas dû « céder aux associations » pour choisir le projet de
Mangin, et ses services auraient dû lui indiquer au préalable que ce projet
était le plus conforme à une approche écolo et de gauche de l'architecture
contemporaine. Mais la Mairie de Paris a flanché, et maintenant elle accuse
les lobbies et les traite comme des démons, c'est regrettable. Encore une
histoire qui ne grandit ni le politique ni l'architecte.