Télérama (10/11/04)

 

Architecture

Des projets urbains comme la rénovation des Halles doivent-ils dépendre d'un
verdict populaire ?

« Les Halles, c'est le ventre de Paris, et ouvrir un ventre, ça fait
affreusement mal ! » Facile, la métaphore de l'architecte Paul Chemetov fait
mouche. D'autant que, perfidie confraternelle d'un non-candidat au fameux
chantier de rénovation du quartier, il retourne à l'envi le couteau dans la
plaie : « Pour un tel projet en pleine ville - en plein vif -, il faut
travailler sur l'existant, pas tout casser ! » L'assistance applaudit. Ce
soir de septembre, à l'auditorium de la Fnac Forum, ils sont là, une bonne
centaine, qui grondent et râlent. Des habitants du quartier et leurs
associations (rivales entre elles), des commerçants du trou et des rues
alentour (pas vraiment d'accord), des usagers des transports ou du
Conservatoire (et leurs soucis catégoriels), tous frustrés d'une
concertation annoncée comme exemplaire, mais qui, depuis maintenant deux
ans, s'enlise. Seul résultat tangible : face à la bronca déchaînée par des
projets « pharaoniques » (dixit les associations), le maire de Paris, qui
devait se prononcer en juin, finira peut-être par prendre une décision en
décembre. Si tout va bien.

Pourquoi tant d'atermoiements ? Serait-ce la marque d'un énervement de
l'édile contre les responsables de la SEM Paris Centre (la Société
d'économie mixte en charge du secteur), qui, subrepticement, ont transformé
un simple toilettage en mégaopération de prestige ? Ou du désarroi d'un
démocrate véritable, consterné par le résultat calamiteux d'un exercice
citoyen impossible ? Ou bien d'une grande manip ? Allez savoir...

Retour aux sources : pour le chantier de « mise en valeur du quartier des
Halles », la délibération du Conseil de Paris du 11 décembre 2002 mentionne,
noir sur blanc, le recours à une « concertation large et soutenue [...], qui
devra s'appuyer sur des réunions auxquelles participeront l'ensemble des
partenaires ». Une aubaine pour la bonne vingtaine d'associations de
riverains et de commerçants peu ou prou concernés : on va enfin leur
demander leur avis sur le jardin, mal fichu, l'éclairage, insuffisant, les
équipements publics, sous-dimensionnés, la sécurité, vacillante, l'accès au
RER, anxiogène... L'une de ces associations, Accomplir, liste ainsi
quatre-vingt-dix propositions concrètes. Tout le monde se retrouve bientôt
autour de la table : les associations, les élus, les commerçants, la RATP,
et même, lors d'une mémorable rencontre, les quatre architectes en lice :
David Mangin, le régional de l'étape, Winy Maas, l'original (hollandais) de
service, et deux grosses pointures, Jean Nouvel et Rem Koolhaas. « Nous
pensions être entendus, soupire Elisabeth Bourguinat, d'Accomplir. Mais quel
choc quand nous avons découvert au mois d'avril les différentes maquettes
des projets ! Ils nous avaient dit "améliorations", "mise aux normes", et
voilà qu'ils nous balançaient quatre énormes machins qui chamboulent tout,
massacrent le jardin et bouchent le ciel... »

L'émotion gagne les Parisiens, qui se pressent à l'exposition - plus de 100
000 visiteurs en quelques semaines. Bientôt, dans la presse et les troquets
alentour, on s'écharpe entre « pro-Machin » et « tout-sauf-Machin »,
indécrottables du « c'était-mieux-avant » et forcenés du «
geste-architectural-fort », tandis que, dans ce Clochemerle-sur-Seine, les
politiques s'empoignent.

Il faut avouer que, d'emblée, le terrain des Halles était miné et, comme le
dit Paul Chemetov, les cicatrices encore à vif d'un traumatisme pas si
ancien : août 1973, les pavillons Baltard détruits derrière un cordon de
CRS, puis ce trou béant, trop longtemps, et d'indigents parapluies en
aluminium qui terminent mal l'affaire. Alors, maintenant, tout recasser ?
Pas question !

Mais comment organiser cette démocratie « participative », qui prétend
associer les citoyens à la prise de décision ? Et qui, d'abord ? Les
clochards, nombreux depuis le haut Moyen Age à squatter le ventre de la
ville ? Soyons sérieux. Les 7 500 habitants du quartier, alors, ou
simplement leurs associations « représentatives », et donc une petite
poignée de militants ? Quid aussi des 160 commerçants du Forum, de leurs 3
000 salariés, et pourquoi pas des 41 millions de visiteurs annuels du centre
commercial ? Et que fait-on des 800 000 voyageurs qui, quotidiennement,
foulent les quais de la gare Châtelet-Les Halles, des 2,5 millions de
Parisiens, des 12 millions de Franciliens pour qui c'est une des portes
principales de la capitale, des touristes ?... En principe, tout le monde
peut venir discuter. Encore faut-il avoir l'info, le temps, l'énergie...

Et quand bien même on trouverait parmi eux les « bons interlocuteurs »,
quelles compétences auraient-ils pour exprimer un avis éclairé ? Et sur
quels critères ? Purement pratiques ? Une vue de l'esprit tant
l'architecture est chose complexe. Esthétiques ? On sait les foules
conservatrices : si M. Eiffel avait demandé leur avis aux riverains du
Champ-de-Mars, jamais il n'aurait pu ériger sa tour. Alors les « derricks »
de Rem Koolhaas ou le « dance-floor » translucide de Winy Maas, prévus dans
le jardin des Halles, n'ont pas l'ombre d'une chance. Et puis, comment juger
sérieusement sur de simples maquettes, qui ne montrent que l'emballage ?...

Piège fatal, car tout élu le dira : il lui est désormais impossible de
décider seul. Le fait du prince ne passe plus. Quant à la procédure de
l'enquête publique, avec commissaire enquêteur et cahier de doléances
confiné dans quelque bureau d'une mairie annexe, elle aussi a fait son
temps. Alors l'élu tâtonne. Un peu novateur, un peu démago, Delanoë tente
cette fois la concertation. Témoignage d'un participant : « Je vais toujours
à reculons dans ces réunions, avoue Lorenzo Sancho de Coulhac, directeur à
la RATP, responsable de la partie métro du projet. Je crains de retomber sur
les mêmes griefs des éternels mécontents. Pourtant, chaque fois, j'apprends
quelque chose, même si, pour moi, un bon sondage vous renseigne mieux et
plus vite sur les attentes du public. » Sans doute, mais en terme d'image,
pour un politique, la méthode sonne trop « marketing »...

Peut-on imaginer alors une façon de travailler plus en phase avec l'époque,
à l'instar de ce cabinet d'urbanistes londoniens qui a adapté le jeu
multimédia interactif Sim City (sorte de Monopoly subtil) à un quartier en
pleine restructuration ? Aux manettes, les habitants interviennent sur
différents paramètres (où installer le métro, les équipements publics). Ils
prennent ainsi conscience de la difficulté des questions urbaines :
impossible d'avoir à la fois le beurre et l'argent du beurre, le calme d'une
maison individuelle et la proximité des infrastructures collectives.

Cette pédagogie ne devrait pas déplaire à Michel Hervé. Chef d'entreprise,
ancien maire PS de Parthenay, grand adepte d'Internet et des réseaux
informels qui peuvent s'y créer, il milite depuis longtemps pour une
meilleure formation et information de tous, afin que chacun puisse assumer
pleinement ses responsabilités. « Nous connaissons les limites de la
démocratie représentative, explique-t-il. On élit des gens et, le temps de
leur mandat, ils font ce qu'ils veulent. Hélas, la démocratie participative
ne permet pas vraiment de sortir de ce schéma : là encore, le projet part
d'en haut, fait trois petits tours de "concertation" et remonte. Pour que ce
système ne génère pas de frustration, il faut des majorités très larges. Aux
Halles, maintenant, quoi qu'il fasse, Delanoë est coincé. A moins qu'il
n'applique les principes bouddhistes : pour trouver un consensus, il faut
élargir le périmètre, afin de diluer les petits intérêts particuliers. »
Interroger, donc, par référendum, tous les Parisiens, les Franciliens ? «
Peut-être... Mais, dans tous ces cas de figure, on reste dans une démarche
qui part du sommet (le maire dit qu'il veut rénover) vers la base (le bon
peuple), à qui on demande : "Vous le préférez en vert ou en rose ?" »

Michel Hervé plaide, lui, pour une « démocratie active », où les projets
viennent des citoyens eux-mêmes. Soit qu'ils identifient un besoin (créer un
marché, un jardin) et le traduisent sur le papier... soit qu'ils montent un
contre-projet, comme dans le cas de la Bellevilleuse, une association du bas
Belleville, à Paris, qui a su sauver de la démolition ce quartier populaire
à la fin des années 90. Avec des arguments, immeuble par immeuble. Si bien
que l'ex-maire du 20e, Didier Bariani, s'y est cassé les dents...

Que restera-t-il alors de nos élus ? Au petit jeu de la démocratie active,
ils risquent de laisser leur peau. A moins qu'ils ne s'y taillent un costume
d'avenir : celui d'animateur de la cité plutôt que de décideur sûr de son
bon choix. Utopique ? On peut rêver, parfois...


Luc Le Chatelier